Jeudi dernier, j’ai eu la chance de pouvoir partir plus tôt du bureau et d’aller retrouver mes amis Sophie et Nicolas, au Furet du Nord à Lille, pour assister au 1er apéro polar.
Une thématique : Le roman policer de la réalité à la fiction
Des invités de prestige : Franck Thilliez, auteur de thrillers; Michel Bussi, auteur de polars, Odile Bouhier, auteure de policier historique (les débuts de la médecine légale), Gilles Tournel, médecin légiste, responsable de l’unité médico-judiciaire de l’hôpital Salengro de Lille et Abdelkader Haroune, commissaire divisionnaire de Police, Chef d’Etat-Major de la direction départementale de la sécurité publique du Pas de Calais et Benjamin Parage, libraire expert.
Pendant 1h, nous avons pu en apprendre plus sur la place de la réalité dans les œuvres de fiction, les gouts des auteurs en matière de littérature, si pour eux le soucis du détail technique est important,…
Je vous ai préparé un compte rendu de ces échanges, attention, je ne suis pas à l’abri d’avoir mal compris ou d’avoir oublié certaines choses, j’espère que ceux qui y étaient ne m’en tiendront pas rigueur si c’est le cas. C’est un peu long aussi, merci à ceux qui auront le courage de tout lire ou en partie !
L’interview des intervenants commence même si le commissaire Haroune est en retard.

La première question posée aux intervenants : Quelle a été l’influence de la littérature policière dans leur choix de carrière, ou encore est-ce qu’être ou non un lecteur de polars a pu les pousser à devenir auteur, médecin légiste, libraire,…
Gilles Tournel, médecin légiste a indiqué ne pas avoir choisi cette voie parce qu’il lisait ou non des polars, par contre, faire ce métier, lui a permit d’être sollicité par des auteurs, notamment Franck Thilliez comme expert. Et il reconnait que depuis le succès de certains livres mais plus encore de séries TV, beaucoup de candidats postulent parce qu’ils sont « fans » des experts par exemple !
Franck Thilliez indique que c’est plutôt son passé scientifique, le cinéma et la littérature qui nourrissent ses histoires.
Odile Bouhier avoue être une grande lectrice mais plutôt littéraire, ce sont les langues (chinois notamment) qui lui ont permit d’être très curieuse et ouverte d’esprit, elle a aussi une formation théâtrale et fait une école de cinéma (section scénario), ce sont tous ces éléments qui lui ont donné l’envie d’écrire.
Michel Bussi est géographe de formation, il a commencé la lecture avec les collections bibliothèques vertes, il a toujours aimé lire des histoires policières, il est plutôt de formation littéraire de cela lui vient l’envie de creuser plus l’aspect psychologique dans ses écrits.
Benjamin Parage avoue ne pas avoir été dans sa jeunesse un gros lecteur de livres policiers, sauf les classiques comme Agatha Christie ou Gaston Leroux, lui aussi est plutôt de formation littéraire et s’intéresse plus au côté social dans les livres policiers.

2ème question de cet apéro polar : Quelle est l’importance de bien choisir son héros policier, le « casting » est-il compliqué ?
Michel Bussi a fait le choix de héros non récurrents, donc il doit réinventer à chaque fois son personnage principal, son passé, ses qualités, ses défauts. Changer de décor l’aide beaucoup dans sa façon de choisir, il nous explique cela en prenant comme exemple son dernier roman qui se passe à la Réunion. Autrement, il adore se creuser la tête pour trouver de nouvelles choses à chaque fois.
Odile Bouhier a fait le choix de héros récurrents, un duo avec un policier et un scientifique entre autres. Réaliser une série de polar lui permet de développer les personnages, leurs passés, de les voir évoluer au fur et à mesure. L’action se situe au moment des années folles (1920 environ), cela lui permet de décrire ces années-là et d’évoquer également les conséquences de la 1ère Guerre Mondiale, ses héros sont donc influencés par cette époque.
Franck Thilliez, lui fait les deux, des livres avec des héros récurrents mais aussi des histoires indépendantes. Pour les histoires faisant intervenir Lucie Hennebelle et Franck Sharko, il doit anticiper les attentes des lecteurs mais également les surprendre, et faire vivre des choses différentes à ses héros. Le lecteur va exiger d’en savoir plus à chaque fois mais jusqu’à quel point peut-il aller ? Les lecteurs suivent finalement la série pour les personnages plus que pour l’histoire (mais qu’il ne faut pas négliger). Franck Thilliez cherche à raisonner comme son lecteur, si ce dernier prend la série en cours, il doit comprendre qui sont les personnages sans que pour autant cela soit redondant pour un habitué de la série. C’est beaucoup de travail. Et pour les histoires indépendantes, le travail est différent mais aussi complexe, il faut créer un nouveau personnage, avec son passé, sa vie actuelle, lui faire vivre une aventure en un seul livre qui soit complète. Il faut que le nouveau personnage soit atypique, différent ce qu’on peut trouver dans la série Hennebelle/Sharko mais aussi chez d’autres auteurs de thrillers afin que le lecteur est du « neuf » à chaque fois. Deux exercices passionnants mais demandant beaucoup de travail.
Sur ce, le commissaire divisionnaire Haroune arrive et on lui pose également la première question : a-t-il choisi son métier parce qu’il était un amateur de lectures policières ?
Le commissaire nous indique d’abord pourquoi il a accepté de venir à cet apéro polar alors qu’il est en fonction. A titre privé, il s’intéresse beaucoup aux enquêtes criminelles, judiciaires, et sa hiérarchie est favorable à la communication sur ce thème, de plus il arrive régulièrement à la police de répondre aux questions de romanciers. Pour répondre à la question posée, il aurait plutôt été influencé par les séries policières si la fiction avait dû engendrer sa vocation, mais ça n’est pas pour cela qu’il est entré dans la police. Il reconnait que depuis le succès des livres, des séries policières, des films aussi, beaucoup de candidats se sont présentés, sans forcément savoir que la réalité est assez éloignée de la fiction. On lui demande à quel point est-ce éloigné ? Déjà il y a 4 à 5 ans de service sans spécialisation, avant de décider dans quel service on souhaite évoluer (mœurs, criminelles, …). Ensuite le métier est quand-même plus la lutte contre la moyenne délinquance que d’enquêter sur des affaires (crimes) que l’on trouve dans les romans. Il se demande d’ailleurs pourquoi autant de personnes sont passionnées par les policiers, les tueurs en série, … Il reconnait que son métier est publique et passionnant et surtout qu’il est difficile de s’en détacher au quotidien (on ne quitte jamais vraiment l’uniforme) et puis il nous fait comprendre qu’enquêter sur certaines personnes, c’est quasiment comme vivre avec elles pendant des mois, il faut être capable de gérer ce genre de choses.

La troisième question de l’apéro polar est la suivante : A quel point ce que l’on trouve dans les romans est crédible ?
Gilles Tournel (médecin légiste) indique qu’à la différence des romans, le médecin légiste ne travaille jamais seul, il y a toujours deux médecins pour une autopsie. Son travail est un travail d’équipe. Ce qu’on trouve dans les romans est quand-même assez loin de la réalité car il travaille beaucoup plus auprès de victimes vivantes (agression, agression sexuelle, enfants battus,…) que sur la science du cadavre. Et non, le médecin légiste ne mange pas dans la salle d’autopsie !
Notre hôte souhaite savoir ce que lui demande Franck Thilliez quand ils se voient pour un roman ? Gilles raconte qu’il a rencontré Franck par l’intermédiaire d’un policier parce qu’il avait beaucoup de connaissances sur les violences sexuelles. En général, les questions de Franck sont très techniques afin d’être le plus proche possible de la réalité, ensuite c’est l’auteur qui décide ce qu’il conserve ou pas de ces échanges. Les dernières interrogations de Franck concernaient l’hypothermie et les violences sur les enfants. Quand Gilles ne peut pas lui répondre, il le renvoie sur des collègues plus spécialisés.
Qu’en est-il pour Michel Bussi, cherche-t-il absolument à ce « que ça fasse vrai ? » Michel Bussi se place en spectateur, il ne commence pas par rencontrer des experts, ça n’est pas forcément intéressant dans un premier temps. Il se documente suffisamment, puis il écrit la scène comme le lecteur voudrait la lire sans trop charger de détails. Dans ses intrigues, il ne privilégie pas la dimension scientifique mais plutôt la psychologie du personnage. Mais si l’intrigue le nécessite, il peut être amené à interroger des experts.
Pour Odile Bouhier, il y a eu un gros travail de documentation, car elle s’intéresse aux origines de la police scientifique. Le premier laboratoire de police scientifique étant lyonnais, l’action de ses livres se passe donc là-bas, elle a du s’y installer, visiter certains lieux, rencontrer des gens. Puis, à elle d’assimiler les informations, de faire le tri et de transformer tout cela en fiction. Bien sur, il faut aussi prévoir des rebondissements pour ne pas lasser le lecteur. Elle s’inspire du passé, du réel (notamment Edmont Locard le fondateur du tout premier laboratoire de police scientifique à Lyon en 1910, créateur de la criminalistique (forensic sciences) qui a servi d’expertise auprès de la police française, et qui allait devenir Interpol.) pour créer ses personnages.
Pour Franck Thilliez, le plus important est de trouver le bon équilibre entre la technique et l’histoire. Il aime enquêter à la façon d’un journaliste, creuser, découvrir,… Il est plutôt porté sur les aspects techniques, scientifiques et donc se documente beaucoup, rencontre des experts.

Notre hôte fait un parallèle avec Simenon a qui la police avait indiqué que ces romans étaient beaucoup trop éloignés de la réalité, Simenon avait donc rencontré des membres de la police pour améliorer et rendre plus crédible ses histoires. Notre hôte demande au commissaire divisionnaire s’il est sollicité par des romanciers? Pas lui directement, mais les services de la police sont très régulièrement sollicités par les journalistes, des auteurs mais ils ne peuvent pas répondre à toutes les demandes, de plus en plus nombreuses.
Pour le libraire expert, Benjamin Parage, le lecteur n’est pas vraiment demandeur de réalisme ou de détails. Il est par contre attaché à la psychologie des policiers ou des criminels, c’est d’ailleurs ce qui marche le mieux en ce moment. C’est plutôt comment l’enquêteur appréhende les événements et va résoudre l’enquête qui intéresse le lecteur de polar.
Dernier point, les auteurs vont nous parler de leurs derniers écrits (sans spoiler j’espère).
Pourquoi Michel Bussi a-t-il choisi comme décor l’île de la Réunion ? Il indique que ça lui a permit de faire un livre dans un cadre enchanteur mais qui ne l’est pas temps que ça, on a beaucoup d’éléments de la vraie vie là-bas, plus social, et puis comme c’est une île, cela permet de fonctionner en huit-clos (car dans le roman, une femme en vacances disparait, son mari est suspecté, il s’enfuit avec sa petite fille de 6 ans). Il y a 3 niveaux dans l’intrigue : la traque, l’enquête, la violence réunionnaise. C’est le lieu qui a inspiré l’histoire.
Pourquoi Odile Bouhier a basé son récit dans les années 20 ? Pour pouvoir en plus de montrer l’évolution de la police scientifique, montrer les conséquences de la première guerre mondiale sur ses personnages, sur la France, sur les autres pays. Le dernier livre va parler des tous premiers tests de Rorschach ou psychodiagnostic, des névroses des soldats, du traumatisme de la guerre, etc.
Quand à Franck Thilliez, pourquoi des recherches sur l’hypothermie, pourquoi ce thème ? Pour savoir jusqu’où pousser la Science, la frontière entre la vie et la mort est-elle celle que l’on croit, si des cellules peuvent encore être vivantes des semaines après la mort, n’y a-t-il pas un moyen de revenir en arrière ? Son dernier livre permet aussi de voir les conséquences de Tchernobyl. Le tout est de bien choisir les points de vue narratif, pour aborder des sujets graves. Qu’on écrive des polars sociaux, politiques, sur fond historique ou contemporain.
Peu de questions ont été posées surtout parce que déjà beaucoup de choses avaient été dites. Voilà pour ce compte rendu, qui j’espère vous aura passionné, intéressé, intrigué, fait découvrir des auteurs et un peu de leur univers. (Bravo à ceux qui auront tout lu !).
L’apéro polar s’est ensuite terminé par des dédicaces des 3 auteurs présents (malheureusement boulet un jour, boulet toujours, je n’avais pas pris Nymphéas Noirs…) et d’un apéro au rez-de-chaussée du Furet.
J’ai personnellement pas vu le temps passé, cet apéro polar m’a permis d’en apprendre plus sur Franck Thilliez et Michel Bussi et de découvrir Odile Bouhier. C’était vraiment sympa d’avoir l’avis d’un médecin légiste et d’un policier en fonction, sur la réalité et la fiction. On voit bien que l’auteur reste maître de son histoire, à lui de déterminer le degré de précision des détails scientifiques et techniques, en fonction qu’il privilégie cet aspect dans son récit ou d’autres aspects. ça m’a permis de confirmer qu’on a de plus en plus de réel dans un récit et que c’est ça qui fait froid dans le dos !
J’espère pourvoir aller de temps en temps à d’autres apéro polars, espérons que celui-ci ai plu à un grand nombre et que ça soit renouvelé régulièrement 🙂